A coté de mon activité de photographe, j'écris des petites histoires.

 

Faille

Seize ans que je n’ai pas été dans les Vosges. Seize ans que j’invoque le manque de temps, l’absence de voiture ou des obligations familiales pour repousser les retrouvailles avec le pays de cocagne de mon enfance. La dernière balade avait été à l’initiative de mes filles et nous avions ensemble visité les ruines du temple gallo-romain du Dabo, deux mois avant la mort soudaine de maman. Les deux évènements se sont curieusement liés dans mon esprit.

Depuis la vie a poursuivi son cours, riche en évènements personnels, professionnels et familiaux. Les 2 dernières années ont été difficiles. Je me suis rappelé du bonheur qu’enfant, j’avais éprouvé dans les pâturages et forêts vosgiennes.  J’ai recherché une destination atteignable en train et un gite adéquat pour tenter de me libérer de mes idées noires. Un week-end dans un gite en bord de forêt semblait offrir une solution.

J’ai dans ma vie organisé des voyages collectifs ou personnels extraordinaires ; un séminaire dans le transsibérien, entre Moscou et le lac Baikal, juste après la fin de l’URRS, un voyage de réconciliation en bus rose en ex -Yougoslavie après la guerre et un voyage-étude autre entre l’Arménie, la Géorgie et la Turquie.  

Assise dans le TER, je suis à peu près aussi excitée qu’alors. Comme toujours j’observe mes co-voyageurs. Une femme s’assied près de moi avec un chat dans son sac à dos. La pauvre bête est terrorisée. 

Un couple très jeune, s’installe en face de moi. La fille se couche sur les genoux du garçon. Ils sont beaux. Curieusement ils ne sortent pas les téléphones portables. Ils observent la campagne qui défile en échangeant des souvenirs d’enfance. Leurs billets, qu’ils gardent précieusement en main sont en papier, acheté au guichet, même pas à la machine. 

La femme au chat éclate en sanglot, aussitôt des jeunes filles et jeunes gens accourent, s’improvisent, infirmiers, psychothérapeutes, donnent des conseils, l’une offre du chocolat l’autre un câlin.  Câlin accepté.

En gare d’Erstein un garçon quitte le train, la femme au chat se lève et crie : papa ne pars pas.  Sur le quai la pendule prise de panique et se met à tourner à toute allure, 2 heures pendant les deux minutes d’arrêt.  S’agit-il d’une faille spatio-temporelle, une anomalie ou un spectateur lassé du programme a-t-il appuyé sur la touche avance rapide de sa télécommande ? Suis-je la seule à avoir remarqué la pendule folle ?

Le train repart, le couple roucoule, la plupart des voyageurs plongent le nez sur leurs smartphones et la poignée de soignants bénévoles tentent de rassurer la désespérée au chat : 

 

  • Non personne ne peut te prendre ta place 
  • Oui c’est bien, agrippe le siège.

Une très jeune musicienne asiatique, instrument en bandoulière, longue robe prude boutonnée jusque sous le cou, explique une méthode zen pour garder contact avec la réalité. Ca marche 3 minutes puis le délire reprend le dessus.

 

Colmar tout le monde descend. Chacun court vers sa destination. La femme au chat semble savoir où elle va. Moi pas vraiment.

 

 

Vincenzo

Les voitures avancent lentement, serpentent à travers les haies et cahotent sur les ornières. Je les observe du haut de mon chantier. Je viens de terminer de poser les dernières tuiles et je réfléchissais à mon prochain projet, le four à pizza.  Je savais qu’ils finiraient par arriver, je les sentais roder autour de moi. Quand je descendais au village, des regards torves m’effleuraient. 

Debout dans le cadre du porche en pierre je les accueille en silence. 

  • Belle maison que tu construis là Vincenzo. Je hoche la tête.
  • Pour toi tout seul ?
  • Pour moi, pour accueillir ma fille qui vit à Londres et aussi mon neveu de New York
  • C’est bien la famille. C’est bien Vincenzo. Enfin si tu voulais en faire autre chose…Un gîte ou quelque chose comme ça, tu nous tiens au courant. 
  • Non rien de tout ça, seulement pour la famille.

Ils ne partent pas, restent là en hochant la tête comme les chats des restos chinois tout en considérant la vieille ferme paternelle que je viens de terminer de rénover et les friches de ce qui doit devenir le jardin du bonheur. Le chef, enfin celui qui a l’air d’être le chef, porte deux doigts à son front et m’annonce en guise d’au revoir : on repassera Vincenzo, on repassera.

La visite attendue et crainte me laisse assommé, sans force.

Trois ans auparavant je sortais du tribunal en ayant gagné une belle somme comme compensation pour un licenciement abusif.  

Retrouver un travail de direction dans le secteur était illusoire. J’étais grillé à jamais. La retraite : j’avais 50 ans et encore une bonne quinzaine d’années avant de pouvoir me glisser dans cette case-là.

Très vite le désœuvrement m’a miné. Lors d’un séjour dans le village natal de mes parents, j’ai retrouvé le modeste logement de ma mère. Celui où elle est née, a grandi et qu’elle a quitté pour se marier et suivre mon père à Rome.

La maisonnette mitoyenne était inoccupée, je la rachetais pour très peu d’argent. Pendant 6 mois, dans le plus grand secret, je restaurais le petit deux pièces-cuisine, coincé sur 3 étages au centre du village.  La surprise de maman et de mes tantes quand je les y amènerai.  J’avais gardé mon pied à terre à Rome et faisais régulièrement la navette entre les deux appartements. Petit à petit un plan s’était frayé un chemin dans mon cerveau. J’avais retrouvé la trace de la ferme natale de mon père, il ne restait plus que des ruines. Mais le point de vue était magnifique :  la montagne derrière la maison et une mer turquoise au pied du chemin qui descendait vers la plage. Je restaurerais tout ça et j’organiserais des stages nature et culture pour mes amis et les amis de mes amis scandinaves. Un four à pizza, un peu de randos et mes talents de conteurs voilà de quoi occuper mes futures années tout en rentrant un peu de sous pour mes très vieux jours.

Porté par l’enthousiasme, je vendis l’appartement à Rome ce qui permit à ma fille d’acheter des parts dans un resto de luxe à Londres. En avant. Je sillonnais la région dans ma vieille caisse à la recherche de matériel de récupération, de tuiles authentiques et de marbres rares. J’employais des pakistanais illégaux comme aides et dégageais peu à peu les ruines.

Mais comment ai-je pu me leurrer ainsi, imaginer qu’en Calabre, au milieu du triangle des villages Ndragetuiste, je puisse moi, Vincenzo, tranquillement organiser ma petite vie. 

Mais crétin, pourquoi est-ce que tes parents ont fui ce paradis sur terre ? Ils n’en parlaient jamais à Rome. Il y avait bien de temps en temps des allusions de la tante. Les portes qu’il fallait laisser ouvertes afin de laisser passer les fuyards sans poser de questions.

 

Dans un premier temps je pris un chien, pour la compagnie et pour entendre venir les intrus. Rien ne se passa. Les gens du village se montrèrent moins amicaux. Je ne trouvais plus d’aides pakistanais, ni d’aucune autre nationalité d’ailleurs.

Le silence et l’attente se prolongèrent. Je passais de plus en plus de temps à Londres pour l’ouverture du restaurant de ma fille. A chaque fois que je rentrais je constatais des petits dégâts. Rien de bien important mais assez pour je comprenne.

Sans me décourager je continuais la restauration. J’accueillais le neveu de New-York et à plusieurs reprises ma fille.

Seul le chien vivait sans soucis, batifolant dans la campagne, goutant le parfum des fleurs et le vent chargé de sels marins.  

Ma fille devint mère et moi grand père. Ce bonheur tout neuf éloigna un temps mes inquiétudes.

 

Et l’irréparable arriva. 

Nous étions tous les 5 à la plage, il avait fait très chaud cette nuit et muni d’un grand panier de provisions nous étions descendus tôt vers la grève, ma fille, les deux petites, le chien et moi. Vers 11h00 nous avons vu les premières feuilles brulées voleter sur le rivage. Immédiatement j’ai couru vers ma vieille Fiat et j’ai roulé vers la maison. A un km de la maison les pompiers m’ont arrêté. Impossible d’aller plus loin. Tout était parti en fumée.

 

 

Dimanche matin

 

Libre ! Seul ! Jean Mathieu s'est levé tôt ce dimanche matin. Christine a rejoint ses parents à Deauville pour le sacro saint W E familiale. 

Il a fini hier tard dans la nuit le rapport que lui demandait le député Leliard. Et ce W.E. parisien s'annonce printanier à moins que ce WE printanier ne s'annonce parisien (il est très fier de sa trouvaille). Après avoir avalé un café noir il descend et s'octroi une petite promenade au Luxembourg avant la séance journal-petit déjeuner au café.

Il fait beau, un peu froid en ce dimanche matin d'avril. La lumière est encore un peu crue.

Il s'assied à l'un des bancs devant un échiquier. Un rayon de soleil chauffe son visage, il ferme les yeux.

"Une partie ?", il ouvre les yeux, devant lui une vieille, plutôt sale, attend une réponse.

Il n'a pas saisi bien ce qu'elle a dit. Il porte sa main à sa poche, il n'a pas de monnaie, pas de pièce pour la clocharde, comment la renvoyer ?

Elle s'assied en face de lui et sort un jeu d'échecs de son sac plastique, elle l'installe.

"Une partie," répète-t-elle. Les mains de la vieille s'activent et en dix seconde le jeu apparaît.

"Euh oui !" réponds le jeune homme embarrassé.

Non, non ce n’est pas ça qu'il voulait dire, il voulait être seul, il voulait savourer le soleil, il ne voulait surtout pas parler avec une vieille clocharde qui sent mauvais et qui allait immanquablement lui faire la liste de ses malheurs.

Trop tard : e4, elle avance un pion 

Il peut encore partir il suffit de se lever et d'expliquer qu'on est attendu, oui c'est ça il est attendu

La vieille le scrute, toute fuite est vaine, e5, machinalement, résigné il avance son pion. Il a froid. D'un coup il est fatigué, il a renoncé à comprendre pourquoi il joue dans le froid aux échecs avec une clocharde. 

D'habitude il est assez bon joueur. Ses amis qu'il bat régulièrement parlent de lui avec respect : Jean Mathieu, il sait jouer aux Echecs. Il connait quelques théories d'ouvertures et quelques pièges dans lesquels ses amis tombent à chaque fois. 

Mais cette fois il sent bien qu'aucun piège facile ne marchera, il ne suffira pas de souffler un peu de poudre de perlinpinpin et de frapper les pièces contre l'échiquier avec force et conviction pour impressionner l'adversaire.

L'adversaire, il ose à peine lever les yeux et le regarder. Elle est toujours là, aussi vieille et sale et si tranquille, avec même, croit il deviner, un petit sourire supérieur au coins des lèvres. Les coups s'enchainent vite, trop vite. Il aimerait dire stop, mais elle est trop sure d'elle. Et il sent, avant de le comprendre, le piège se refermer sur lui. Le danger est partout, sa dame est exilée à un bout de l'échiquier, son roi à l'autre bout est faible et sans protection quant aux pièces de la vieille, elles sont omniprésentes et menaçantes.  "Je crois que vous allez être mat" dit la vieille déchirant le silence, ce qui signifiait : "vous allez être mat et tout de suite" Jean Mathieu ne relève pas les yeux d'ailleurs l'ensemble Jean Mathieu, s'est affaissé sur le banc, les épaules de Jean Mathieu, les bras, tout le corps. A l'incongruité de la situation, s'est ajouté le désespoir profond de celui qui perd.  

Il aperçoit une main qui s'agite sous son nez. La main sale de la vieille, il la prend mollement. Merci dit-elle Je m'appelle Mado. Jean Mathieu souffle-t-il. Il s'affaisse encore un peu plus. Deux siècles de bourgeoisie Bordelaise pour en arriver là : un dimanche matin d'avril 2001 au jardin du Luxembourg à perdre contre une clocharde.