A coté de mon activité de photographe, j'écris des petites histoires.

 

Le chien est parti hier matin.

Hier, le chien est parti. La maîtresse l’a embarqué dans sa voiture. Il ne marchait pas très bien, elle a dû l’aider à monter dans le véhicule. Il n’est pas revenu. La maîtresse était triste. Les chats sentent ça. Je pense qu’il est mort. Momo, l’autre chat de la maison, a passé la journée à se frotter à la maîtresse et à lui donner des coups de boule dès qu’elle s’allongeait sur le sofa. Il est vraiment relou celui-là. 

Le chien ne voyait plus, il n’entendait plus, mais il me flairait toujours quand je passais à proximité de son panier. Quelquefois, pour l’embêter, quand il quittait son coussin, je prenais sa place. Il avait beau gémir, je ne lui rendais son panier que sous la menace de la maîtresse. 

Malgré les petits coups de griffes dont je le gratifiais, je l’aimais bien.  

Tous les jours, il partait avec la maîtresse et le gros chien du voisin pour une longue promenade autour du lac. 

Je ne sais pas vraiment où se trouve ce lac, je n’ai jamais eu envie de les suivre. La maîtresse vantait, aux amis de passage, la beauté de la promenade, elle racontait les 3 petites iles, les hérons, les canards, les bernaches et autres bestioles ailées. Quand ils rentraient, le chien s’affalait dans son coin et dormait pendant 3 heures. 

Il était arrivé chez nous bien avant moi, encore bébé. La maîtresse raconte comment elle l’avait cherché dans un tout petit appartement, où en plein hiver, il vivait avec sa maman sur le balcon. 

Il avait tout de suite trottiné à ses côtés et avait sauté dans la voiture dès que la porte s’était ouverte. 

Chaque matin, quand la maîtresse partait au travail, il s’asseyait sous l’érable devant la maison et attendait jusqu’au soir son retour. Rien ne le détournait de son attente. 

Quand il se promenait, il tournait sur lui-même tous les 3 pas. Quelquefois, la maîtresse l’emmenait en voiture, il se mettait alors à la fenêtre, son museau au vent. En rentrant, sur le chemin de la maison, il avait le droit de se mettre sur les genoux de la maîtresse, entre ses bras et le volant, pour aider à conduire. 

Il avait la couleur du caramel. Comment un chat peut-il connaître le caramel me direz vous ? Hé hé secret !  

Il n’était pas plus grand que 2 chats, deux gros chats, il courrait très vite, mais il ne savait pas grimper aux arbres. Eh oui privilège des chats. Il participait rarement aux courses chiens-chats. C’était un paisible.

La nuit, en dormant, il couinait, pleurait, aboyait, tout en moulinant des pattes. Il devait, en rêve, poursuivre un de ces grands oiseaux aquatiques dont parlait la maîtresse ou courir dans les champs entre les céréales et les bleuets. 

Son panier est vide et le regard de la maîtresse se pose régulièrement sur cette absence. 

Le chien est parti hier matin.

 

 

Porte bonheur.

Myriam était une collègue de travail. Énergique et volontaire elle me secondait efficacement dans la cuisine associative que je dirigeais. Elle vivait un peu sous pression après avoir enlevé son futur mari lors des fiançailles de celui-ci avec une autre. Depuis le couple se cachait pour échapper à la colère de trois familles, la famille du fiancé, la famille de la promise et la famille de Myriam. 

Les amoureux avaient finalement trouvé refuge à Strasbourg, s’étaient marié et avaient eu des enfants.  Le conte de fée avait l’air de fonctionner. 

C’est pourquoi je fus très étonné de voir le mari de ma seconde, que je connaissais très peu, sonner chez moi un dimanche après-midi. Immédiatement j’ai imaginé le pire : l’accident, les enfants…

« Non, non, me fit l’époux, rien de tout cela » « je peux rentrer ? » me demanda-t-il timidement. 

Je lui offris un thé et attendis. Sans me regarder il murmura « c’est un peu délicat, voilà pour tout dire j’ai rêvé de vous ! » 

« Non, ce n’est pas ce que vous croyez » s’écria-t-il devant mon air interloqué.

« J’ai rêvé que nous jouions au loto ensemble et que nous gagnions. Alors voilà, si vous vouliez bien me remplir… euh la grille » me dit-il en glissant une feuille de jeu vers moi. 

Mon éducation protestante m’avait tenu loin des jeux de hasard et c’est avec beaucoup de réticence que j’ai pris la grille. Si j’accédais à sa demande je pourrais peut-être me débarrasser de cet homme et de ses curieuses prémonitions. 

Je me fis expliquer la procédure et cochais une suite de chiffre au hasard.

Il s’en alla, le reste de mon week end fut sauvé. Plusieurs jours plus tard il me téléphona pour m’informer nous n’avions pas gagné. 

« Désolé » répondis-je hypocritement, rien n’aurait été pire qu’un gain me transformant en porte bonheur. 

L’incident était clos pour moi quand trois mois plus tard un autre coup de téléphone raviva mes inquiétudes : « Madame, désolé de vous déranger, j’ai de nouveau rêvé de vous ! Nous étions dans un casino ! »

 

 

Max, comment nous nous sommes rencontrés, comment il m’a quitté.

J’ai rencontré Max dans le jardin. Enfin plus précisément dans le potager. A cette époque j’avais décidé de me lancer dans la production de légumes pour moi et ma petite famille.  Malgré les faibles rendements de mes efforts, tout le monde s’extasiait devant les radis piquants et les laitues mollassonnes que je rapportais en cuisine. Une fin d’après-midi d’été, alors que le soleil tapait encore très fort, je déployais beaucoup d’énergie au jardin tout en conversant avec les pommes de terre. Je soliloquais surtout, j’exposais aux solanacées, mes griefs quant au travail et aux collègues. Pendant que je pestais ferme,  j’ai vu brièvement passer quelque chose dans un coin de mon champ de vision. Je me suis statufiée et telle un mime de rue, je me suis lentement tournée vers le point du jardin qui jouxte l’étang. Et je l’ai vu, beau, musclé, jeune, fort et noir comme la nuit. Et puis, plus rien, disparut le bel hidalgo.

Petit à petit, jours après jours je l’ai apprivoisé jusqu’à ce que je réussisse à le faire habiter chez moi. 

Bien sûr tout n’était pas facile, il avait un fort esprit d’indépendance. Chez moi vivait aussi Sweety, un vieux un peu grincheux, mais fort amoureux de moi. La cohabitation ne fut pas facile et les bagarres fréquentes. Je temporisais, j’essayais de m’interposer, mais la bataille était rude. Un soir d’hiver, lors d’une altercation j’ai tenté de mettre un pied entre eux.  Remonté comme un coucou, Max croyant occire son rival m’a mordue dans le pied. J’ai hurlé et sous l’emprise de la colère j’ai flanqué un coup de pied au cul de Max. Il s’est sauvé et malgré mes appels dans la nuit froide, il n’est jamais revenu. Aujourd’hui, 15 ans après, je regrette encore mon geste. Quelquefois quand je vois passer un chat noir, je me dis « Max ». Et aussitôt, je me souviens que ce n’est pas possible. Mais peut-être est-il le géniteur ou l’aïeul du passant ?

 

 

 Cheesecake

Enfin assise ! je me suis précipitée à la terrasse du premier café en sortant de la gare à Strasbourg. Le voyage a été long, les négociations de travail rudes et le week-end truffé de rendez-vous officiels et de visites de sites touristiques. 

Avant de rentrer pour rédiger le rapport et enregistrer au plus vite les éléments comptables, un vrai casse-tête à cette époque d’avant l’euro, je m’accorde un bon café et une part de tarte au fromage.  

A peine servie et m’apprêtant à déguster ma première bouchée, je vois s’approcher dangereusement de mon petit havre de paix, une grosse dame remorquant une énorme valise rose. Elle fond littéralement sur moi. Y a-t-il une place disponible ? demande-t-elle en anglo-américain. 

Sans attendre la réponse elle s’assied. 

C’est bien une tarte au fromage que vous mangez là ? J’acquiesce. Et bien je vais en prendre une aussi.

Nous dégustons religieusement et en silence nos parts de douceur. 

En posant doucement sa fourchette elle me regarde longuement et dit : la dernière tarte au fromage alsacienne que j’ai mangée c’était ici à Strasbourg il y a 60 ans. J’avais 6 ans. Peu après un homme m’a emmenée aux Etats-Unis, je n’ai jamais revu ma famille. Je suis juive, vous comprenez ?

C’est la première fois que je reviens et le seul souvenir que j’ai de cette première enfance c’est le goût de la tarte au fromage.

  

ENTRE 2 MONDES, Juillet 1983.
 

Voilà presque deux jours que nous sommes coincés dans la bande d’un kilomètre entre l’Italie et la Yougoslavie. Depuis plusieurs années, pour nos vacances d’été, nous délaissons les plages surpeuplées de l’Émilie-Romagne et sillonnons avec notre caravane la côte adriatique Yougoslave. 

Moins de monde qu’à Rimini, et surtout la possibilité de rencontrer des gens des pays de l’Est : des Tchèques, des Hongrois quelquefois, des Allemands de l’Est, qui sont autorisés à passer leurs vacances sur les côtes dalmates et d’Istrie. Nous rencontrons surtout des Yougoslaves, des Serbes, des Croates, des Slovènes, des Bosniaques, quelques Monténégrins. Tous « yougos », enfin de prime abord. Les choses se compliquent au fil des discussions. Mais tous souriants, aimant la bonne chère et le bon vin. 

La côte est belle, les îles de véritables perles et les villes conservées « dans leur jus ». Les dialectes locaux se mélangent au Yougoslave. En Istrie on parle encore l’Italien. 

Pour s’y rendre à partir de Strasbourg, il faut traverser l’Autriche, descendre tout droit en enfilant les tunnels, admirer les Dolomites que l’on se promet chaque année de visiter et enfin aboutir à Trieste. 

Le monde étant clairement divisé en deux blocs, les confins sont peu mis en valeur. Le poste frontière est à peine indiqué et le chemin d’accès se réduit à une piste chaotique rappelant les sentes agricoles dans nos campagnes. 

Rien n’est fait pour promouvoir la mobilité entre les deux mondes. 

Si la Yougoslavie diffère du bloc communiste, par son non alignement sur Moscou, son originalité économique, elle n’en est pas pour autant une démocratie. « La Yougoslavie a six républiques, cinq nations, quatre langues, trois religions, deux alphabets et un seul parti » disait Tito.

Après un jour et demi de route entre Strasbourg et Trieste, mon fils, le chat et moi poireautons sous le cagnard au poste frontière. Le chat est du voyage, sinon mon fils refusait de monter dans la voiture. Le carabinieri nous fait un signe de main dédaigneux pour nous inviter à continuer vers le poste frontière yougoslave 500 mètres plus loin. 

  • Pipi, hurle mon fils.   
  • Attends, on arrive bientôt.
  • Pause pipi ou je fais dans la culotte. 

Là, je sais que c’est sérieux. Au mépris de toutes les règles, je m’arrête en bord de route et ouvre la porte. Le premier à jaillir de la voiture est le chat. Il disparait dans les hautes herbes. Et non voilà tous les 2 à brailler Pilou ! Pilou ! Pilou n’en a clairement rien à faire. Des congénères femelles ont dû laisser de délicieux messages odorants. Des pauvres mulots ont laissé des traces pour ce redoutable chasseur.  Au bout d’une heure, je demande : on fait quoi maintenant ?

- Ben on attend, il revient toujours. 

Oui il revient toujours au bout de 2 ou 3 jours. 

Régulièrement, les autorités yougoslaves et italiennes viennent nous demander de bouger, mais se résignent devant la moue de mon fils prêt à jouer les « drama queen »

Le soir arrive et on est toujours là à attendre le félin baroudeur. Finalement, j’ouvre une boite de cassoulet et la réchauffe sommairement au bain marie. 22H00, on va se coucher.

Le lendemain, les premiers à nous réveiller sont les douaniers yougoslaves. Thermos de café chaud, et petits pains.     

  • Et alors ce chat ?  baragouinent-ils en allemand, persuadés que Strasbourg est en RFA. 

Nous haussons les épaules et tournons les paumes vers le ciel en signe d’impuissance. 

Ils sourient, puis en fronçant les sourcils nous expliquent qu’il ne faut pas trop tarder, les chefs n’aimeraient pas ça s’ils apprenaient la situation.

Pour prouver notre détermination nous allons au bord des herbes folles pour appeler notre animal : Pilou ! Pilou !

L’attente continue et nous essayons de tromper l’ennui en enchaînant des parties de UNO, seul jeu qui trouve grâce aux yeux de Marco. Vers midi les carabinieri arrivent. Ils se balancent d’un pied sur l’autre et finalement l’un d’eux retourne à sa voiture pour sortir un plat de spaghetti à l’ail préparé par sa femme. Pour vous dit-il. 

Après les avoir remerciés et promis de rechercher activement l’animal, ils s’en sont allés. 

Quelques vingtaines de parties d’Uno et plusieurs séances d’appels, nous nous sommes posés et avons joué à deviner les nationalités des conducteurs qui passaient avant de pouvoir lire leurs plaques. Bon c’était sans grand suspens, les BMW et Mercédès d’un côté et les fiats de l’autre.

En fin d’après-midi les Yougos reviennent avec jambon sec, fromage de chèvre et vin provenant des cousins de la montagne, expliquent les douaniers en indiquant d’un ample geste l’arrière-pays Istrien. L’apéro se prolonge, on refait le monde et on se quitte amis.

Le jour suivant les épouses des douaniers yougoslaves et italiens, font un concours culinaire pour nourrir les naufragés français.  Un père et son fils attendant le chat. Quelle histoire !

L’attente pris fin le soir du deuxième jour. Pilou revint, sale, puant, égratigné, mais fier, si fier. Il était venu, il avait vu et vaincu, enfin sur ce dernier point j’ai des doutes vu les blessures et l’odeur du guerrier.

Nous quittâmes nos nouveaux amis et passâmes de bien belles vacances. Au retour en repassant la frontière, les équipes avaient changé et nous franchîmes la frontière sans même que l’on nous demande les papiers. 

 

Rencontre au parc.

Il faisait très chaud en cette fin d’après-midi d’août à Paris. Une chaleur moite et collante. Dans le petit parc où je m’étais réfugiée, cherchant un peu de fraîcheur, pas une feuille ne bougeait, mêmes les insectes et les oiseaux semblaient figés. Il n’y avait personne à la ronde, c’était déjà ça. J’avais emporté un polar, mais rien que l’idée, d’ouvrir le livre et de me plonger dans la lecture me fatiguait. Je flottais dans une espèce de néant poisseux, quand quelque part à l’extrémité gauche de mon champ de vision un détail me titilla. Un détail bleu pétrole. 

Avec précaution, pour me ménager de la migraine qui menaçait de s’installer sous mon crâne, je me tournai légèrement vers la tâche bleue. Une très jeune femme habillée à la mode des années vingt s’était posée à mes côtés. Elle portait un petit chapeau cloche blanc, ornée d’une fleur rose pale, une robe bleu pétrole un peu large, des bas blancs et de sages mocassins bleus. Près du banc un landau bébé, lui aussi venu tout droit du début du siècle passé attendait. De temps en temps, la jeune femme, se penchait vers le landau et murmurait des mots doux, parfois elle chantonnait.

Elle me sourit timidement, sans engager la conversation. Je soupirai et finis par ouvrir mon livre. Il y avait d’autres bancs disponibles dans ce parc pourquoi se coller à moi ? 

Décidément je n’arrivais pas à me concentrer sur ma lecture. Je reposai le livre et répondis à ce que j’imaginais être l’attente de la jeune maman. 

  • C’est un garçon ou une fille ? 
  • Une fille.

J’observai qu’elle était bien calme

  • Oh oui elle ne pleure jamais !

Avant d’être moi-même maman, je ne faisais pas grand cas des bébés. Il m’était arrivé de croiser des connaissances ou amies avec leurs rejetons et sans prêter plus attention au bébé, je me lançais dans une conversation amicale. Les mères avaient été blessées du peu d’intérêt que je portais à leurs petits. 

Pour ne pas refaire une telle bourde je me levai et m’approchai de la poussette, effectivement le bébé était calme. Dans ses draps roses poudrés reposait un poupon vieux de plus de cent ans.

Instinctivement je me rejetai en arrière. 

La petite voix timide de la jeune femme derrière moi, me proposa d’aller voir l’autre bébé. 

Hébétée, je suivis, sans vraiment savoir pourquoi, la jeune femme, le landau et son poupon.

Deux rues plus loin, nous nous arrêtâmes devant un immeuble bourgeois, la jeune femme, gara le landau sous l’escalier dans l’entrée. Elle prit le poupon dans ses bras, lui susurra quelques mots doux et nous entreprîmes de gravir les 5 étages. Elle habitait tout en haut dans des appartements autrefois réservés au personnel. Arrivée en haut elle ouvrit la porte et les pleurs de l’autre bébé nous accueillirent.

 

Faille

Seize ans que je n’ai pas été dans les Vosges. Seize ans que j’invoque le manque de temps, l’absence de voiture ou des obligations familiales pour repousser les retrouvailles avec le pays de cocagne de mon enfance. La dernière balade avait été à l’initiative de mes filles et nous avions ensemble visité les ruines du temple gallo-romain du Dabo, deux mois avant la mort soudaine de maman. Les deux évènements se sont curieusement liés dans mon esprit.

Depuis la vie a poursuivi son cours, riche en évènements personnels, professionnels et familiaux. Les 2 dernières années ont été difficiles. Je me suis rappelé du bonheur qu’enfant, j’avais éprouvé dans les pâturages et forêts vosgiennes.  J’ai recherché une destination atteignable en train et un gite adéquat pour tenter de me libérer de mes idées noires. Un week-end dans un gite en bord de forêt semblait offrir une solution.

J’ai dans ma vie organisé des voyages collectifs ou personnels extraordinaires ; un séminaire dans le transsibérien, entre Moscou et le lac Baikal, juste après la fin de l’URRS, un voyage de réconciliation en bus rose en ex -Yougoslavie après la guerre et un voyage-étude autre entre l’Arménie, la Géorgie et la Turquie.  

Assise dans le TER, je suis à peu près aussi excitée qu’alors. Comme toujours j’observe mes co-voyageurs. Une femme s’assied près de moi avec un chat dans son sac à dos. La pauvre bête est terrorisée. 

Un couple très jeune, s’installe en face de moi. La fille se couche sur les genoux du garçon. Ils sont beaux. Curieusement ils ne sortent pas les téléphones portables. Ils observent la campagne qui défile en échangeant des souvenirs d’enfance. Leurs billets, qu’ils gardent précieusement en main sont en papier, acheté au guichet, même pas à la machine. 

La femme au chat éclate en sanglot, aussitôt des jeunes filles et jeunes gens accourent, s’improvisent, infirmiers, psychothérapeutes, donnent des conseils, l’une offre du chocolat l’autre un câlin.  Câlin accepté.

En gare d’Erstein un garçon quitte le train, la femme au chat se lève et crie : papa ne pars pas.  Sur le quai la pendule prise de panique et se met à tourner à toute allure, 2 heures pendant les deux minutes d’arrêt.  S’agit-il d’une faille spatio-temporelle, une anomalie ou un spectateur lassé du programme a-t-il appuyé sur la touche avance rapide de sa télécommande ? Suis-je la seule à avoir remarqué la pendule folle ?

Le train repart, le couple roucoule, la plupart des voyageurs plongent le nez sur leurs smartphones et la poignée de soignants bénévoles tentent de rassurer la désespérée au chat : 

  • Non personne ne peut te prendre ta place 
  • Oui c’est bien, agrippe le siège.

Une très jeune musicienne asiatique, instrument en bandoulière, longue robe prude boutonnée jusque sous le cou, explique une méthode zen pour garder contact avec la réalité. Ca marche 3 minutes puis le délire reprend le dessus.

 

Colmar tout le monde descend. Chacun court vers sa destination. La femme au chat semble savoir où elle va. Moi pas vraiment.

 

 

Vincenzo

Les voitures avancent lentement, serpentent à travers les haies et cahotent sur les ornières. Je les observe du haut de mon chantier. Je viens de terminer de poser les dernières tuiles et je réfléchissais à mon prochain projet, le four à pizza.  Je savais qu’ils finiraient par arriver, je les sentais roder autour de moi. Quand je descendais au village, des regards torves m’effleuraient. 

Debout dans le cadre du porche en pierre je les accueille en silence. 

  • Belle maison que tu construis là Vincenzo. Je hoche la tête.
  • Pour toi tout seul ?
  • Pour moi, pour accueillir ma fille qui vit à Londres et aussi mon neveu de New York
  • C’est bien la famille. C’est bien Vincenzo. Enfin si tu voulais en faire autre chose…Un gîte ou quelque chose comme ça, tu nous tiens au courant. 
  • Non rien de tout ça, seulement pour la famille.

Ils ne partent pas, restent là en hochant la tête comme les chats des restos chinois tout en considérant la vieille ferme paternelle que je viens de terminer de rénover et les friches de ce qui doit devenir le jardin du bonheur. Le chef, enfin celui qui a l’air d’être le chef, porte deux doigts à son front et m’annonce en guise d’au revoir : on repassera Vincenzo, on repassera.

La visite attendue et crainte me laisse assommé, sans force.

Trois ans auparavant je sortais du tribunal en ayant gagné une belle somme comme compensation pour un licenciement abusif.  

Retrouver un travail de direction dans le secteur était illusoire. J’étais grillé à jamais. La retraite : j’avais 50 ans et encore une bonne quinzaine d’années avant de pouvoir me glisser dans cette case-là.

Très vite le désœuvrement m’a miné. Lors d’un séjour dans le village natal de mes parents, j’ai retrouvé le modeste logement de ma mère. Celui où elle est née, a grandi et qu’elle a quitté pour se marier et suivre mon père à Rome.

La maisonnette mitoyenne était inoccupée, je la rachetais pour très peu d’argent. Pendant 6 mois, dans le plus grand secret, je restaurais le petit deux pièces-cuisine, coincé sur 3 étages au centre du village.  La surprise de maman et de mes tantes quand je les y amènerai.  J’avais gardé mon pied à terre à Rome et faisais régulièrement la navette entre les deux appartements. Petit à petit un plan s’était frayé un chemin dans mon cerveau. J’avais retrouvé la trace de la ferme natale de mon père, il ne restait plus que des ruines. Mais le point de vue était magnifique :  la montagne derrière la maison et une mer turquoise au pied du chemin qui descendait vers la plage. Je restaurerais tout ça et j’organiserais des stages nature et culture pour mes amis et les amis de mes amis scandinaves. Un four à pizza, un peu de randos et mes talents de conteurs voilà de quoi occuper mes futures années tout en rentrant un peu de sous pour mes très vieux jours.

Porté par l’enthousiasme, je vendis l’appartement à Rome ce qui permit à ma fille d’acheter des parts dans un resto de luxe à Londres. En avant. Je sillonnais la région dans ma vieille caisse à la recherche de matériel de récupération, de tuiles authentiques et de marbres rares. J’employais des pakistanais illégaux comme aides et dégageais peu à peu les ruines.

Mais comment ai-je pu me leurrer ainsi, imaginer qu’en Calabre, au milieu du triangle des villages Ndragetuiste, je puisse moi, Vincenzo, tranquillement organiser ma petite vie. 

Mais crétin, pourquoi est-ce que tes parents ont fui ce paradis sur terre ? Ils n’en parlaient jamais à Rome. Il y avait bien de temps en temps des allusions de la tante. Les portes qu’il fallait laisser ouvertes afin de laisser passer les fuyards sans poser de questions.

 

Dans un premier temps je pris un chien, pour la compagnie et pour entendre venir les intrus. Rien ne se passa. Les gens du village se montrèrent moins amicaux. Je ne trouvais plus d’aides pakistanais, ni d’aucune autre nationalité d’ailleurs.

Le silence et l’attente se prolongèrent. Je passais de plus en plus de temps à Londres pour l’ouverture du restaurant de ma fille. A chaque fois que je rentrais je constatais des petits dégâts. Rien de bien important mais assez pour je comprenne.

Sans me décourager je continuais la restauration. J’accueillais le neveu de New-York et à plusieurs reprises ma fille.

Seul le chien vivait sans soucis, batifolant dans la campagne, goutant le parfum des fleurs et le vent chargé de sels marins.  

Ma fille devint mère et moi grand père. Ce bonheur tout neuf éloigna un temps mes inquiétudes.

 

Et l’irréparable arriva. 

Nous étions tous les 5 à la plage, il avait fait très chaud cette nuit et muni d’un grand panier de provisions nous étions descendus tôt vers la grève, ma fille, les deux petites, le chien et moi. Vers 11h00 nous avons vu les premières feuilles brulées voleter sur le rivage. Immédiatement j’ai couru vers ma vieille Fiat et j’ai roulé vers la maison. A un km de la maison les pompiers m’ont arrêté. Impossible d’aller plus loin. Tout était parti en fumée.

 

 

Dimanche matin

 

Libre ! Seul ! Jean Mathieu s'est levé tôt ce dimanche matin. Christine a rejoint ses parents à Deauville pour le sacro saint W E familiale. 

Il a fini hier tard dans la nuit le rapport que lui demandait le député Leliard. Et ce W.E. parisien s'annonce printanier à moins que ce WE printanier ne s'annonce parisien (il est très fier de sa trouvaille). Après avoir avalé un café noir il descend et s'octroi une petite promenade au Luxembourg avant la séance journal-petit déjeuner au café.

Il fait beau, un peu froid en ce dimanche matin d'avril. La lumière est encore un peu crue.

Il s'assied à l'un des bancs devant un échiquier. Un rayon de soleil chauffe son visage, il ferme les yeux.

"Une partie ?", il ouvre les yeux, devant lui une vieille, plutôt sale, attend une réponse.

Il n'a pas saisi bien ce qu'elle a dit. Il porte sa main à sa poche, il n'a pas de monnaie, pas de pièce pour la clocharde, comment la renvoyer ?

Elle s'assied en face de lui et sort un jeu d'échecs de son sac plastique, elle l'installe.

"Une partie," répète-t-elle. Les mains de la vieille s'activent et en dix seconde le jeu apparaît.

"Euh oui !" réponds le jeune homme embarrassé.

Non, non ce n’est pas ça qu'il voulait dire, il voulait être seul, il voulait savourer le soleil, il ne voulait surtout pas parler avec une vieille clocharde qui sent mauvais et qui allait immanquablement lui faire la liste de ses malheurs.

Trop tard : e4, elle avance un pion 

Il peut encore partir il suffit de se lever et d'expliquer qu'on est attendu, oui c'est ça il est attendu

La vieille le scrute, toute fuite est vaine, e5, machinalement, résigné il avance son pion. Il a froid. D'un coup il est fatigué, il a renoncé à comprendre pourquoi il joue dans le froid aux échecs avec une clocharde. 

D'habitude il est assez bon joueur. Ses amis qu'il bat régulièrement parlent de lui avec respect : Jean Mathieu, il sait jouer aux Echecs. Il connait quelques théories d'ouvertures et quelques pièges dans lesquels ses amis tombent à chaque fois. 

Mais cette fois il sent bien qu'aucun piège facile ne marchera, il ne suffira pas de souffler un peu de poudre de perlinpinpin et de frapper les pièces contre l'échiquier avec force et conviction pour impressionner l'adversaire.

L'adversaire, il ose à peine lever les yeux et le regarder. Elle est toujours là, aussi vieille et sale et si tranquille, avec même, croit il deviner, un petit sourire supérieur au coins des lèvres. Les coups s'enchainent vite, trop vite. Il aimerait dire stop, mais elle est trop sure d'elle. Et il sent, avant de le comprendre, le piège se refermer sur lui. Le danger est partout, sa dame est exilée à un bout de l'échiquier, son roi à l'autre bout est faible et sans protection quant aux pièces de la vieille, elles sont omniprésentes et menaçantes.  "Je crois que vous allez être mat" dit la vieille déchirant le silence, ce qui signifiait : "vous allez être mat et tout de suite" Jean Mathieu ne relève pas les yeux d'ailleurs l'ensemble Jean Mathieu, s'est affaissé sur le banc, les épaules de Jean Mathieu, les bras, tout le corps. A l'incongruité de la situation, s'est ajouté le désespoir profond de celui qui perd.  

Il aperçoit une main qui s'agite sous son nez. La main sale de la vieille, il la prend mollement. Merci dit-elle Je m'appelle Mado. Jean Mathieu souffle-t-il. Il s'affaisse encore un peu plus. Deux siècles de bourgeoisie bordelaise pour en arriver là : un dimanche matin d'avril 2001 au jardin du Luxembourg à perdre contre une clocharde.